jeudi 6 juillet 2017

VISION VISIONNAIRE : 4 : DU « FEELING »

DIALOGUE FRANCIS ESQUIER / PATRICK GUILLOT
"VISION VISIONNAIRE" : 4


DU « FEELING »

PATRICK : Il se trouve que, il y a quelque temps, j'ai pensé montrer un de mes triptyques photographiques à un ami, lui-même pratiquant, et très attentif à tout ce qui touche aux domaines de la peinture et de la photographie.


crédit : Patrick Guillot


Cet ami m'a alors posé cette question : << Joli triptyque, mais assez déroutant. Est-ce qu’il y a un sens qui m’échappe, ou juste un feeling d’un jour… ? >>

Au-delà du "sens" de cette image en particulier, le premier intérêt de cette question est pour moi, dans l’appel au "feeling d'un jour". Je ne le vois pas sans rapport avec l’une des premières raisons de nos entretiens, qui met la photographie en regard de la peinture (comme « arts de la vision »). 
Je ne dis pas que l'on ne peut pas capter le "feeling d'un jour" (d'un moment) avec la peinture... Nous pourrions invoquer à Van Gogh et à sa postérité expressionniste. Mais, tout de même, il y a toujours ces délais de fabrication, qui font que l'on ne peut pas vraiment peindre sans se projeter incessamment en avant du moment (de la fabrication).
Je me rends bien compte de l’air de banalité absolue de toute réflexion sur l’instantanéité de l’acte photographique. Mais, peut-être n’en a-t-on pas tout dit ? Et puis, à être souvent courtisées, les idées - comme les « filles » - peuvent sans doute perdre un peu de leur piquante fraîcheur, mais aussi bien gagner en séduction sur d’autres plans…
Relativement à  l’instantanéité photographique, je suppose d’abord que l’on a surtout insisté sur le produit (justement nommé instantané), la représentation de moments infimes, et non perceptibles à l’échelle physiologique, mais peut-être reste-t-il encore des choses à dire sur la façon dont le producteur est déterminé par cette instantanéité dans son activité « visionnaire »…
Mais, ce qui surtout me retient ici, dans cette notion de « feeling d’un jour » citée par mon ami, c’est que l’image qui la motive est un montage, une composition – dont le temps de formation n’est pas, en principe, de l’ordre de l’instantané. Par ailleurs, ce montage est fait de trois vues disparates, prises en trois endroits différents, à des « moments » tout à fait différents, et sans aucune idée de les réunir ultérieurement. (Je relève ce fait parce que mes autres compositions en triptyques sont au contraire toutes faites de vues homogènes, et presque toutes produites avec cette « idée derrière la tête » d’en faire les éléments d’un montage.) Et je n’avais aucune de ces trois vues particulièrement « en mémoire » lorsque j’ai décidé de composer ce triptyque. Je n’avais en tête que le désir d’en composer un, sans rien prévoir de ce qu’il allait être. Toutes les conditions étaient donc réunies pour qu’il soit le fruit d’une assez patiente gestation.
Mais en fait, non.
J’ai fait rapidement défiler des « paquets » d’images, comme l’ordinateur permet de le faire, et puis, quasi instantanément, ces trois-là se sont imposées, et leur sélection, et leur disposition. La fabrication de l’objet, ensuite, n’est l’affaire que de quelques ‘clics’. En d’autres termes, une composition de ce type peut s’élaborer et se réaliser quasi instantanément. En ces conditions, elle ne devrait pas porter d’autre marque que celle du « feeling d’un jour », et encore moins que d’un jour, celui d’une seconde. Est-ce à dire qu’elle n’a pas de sens ? C’est une autre question.

FRANCIS : Me permettrez-vous quelques remarques sur la démarche que vous évoquez et sur la question que vous soulevez à propos du « feeling » ? Cela peut bien, cher ami, me conduire à toucher aux mobiles qui sont les vôtres en certaines occurrences. Veuillez donc excuser à l’avance la manière hasardeuse dont je m’aventure sur ce terrain.
D’abord je ne peux m’abstenir de laisser libre cours à une habitude, dont la formation — ou la déformation — universitaires m’ont donné le pli : il me faut, par précaution sans doute peu utile, distinguer entre un feeling qui préside à une œuvre et qui en constitue l’un des mobiles et, d’autre part, un feeling pour ainsi dire a posteriori. Le premier se situe en face du monde, le second en face d’œuvres déjà constituées. Mais, il est vrai que, pour vous, dans les deux cas, c’est un feeling qui est à la source de l’invention, et, plus précisément encore, un feeling de l’instant. Ainsi, dans les deux cas, la photographie numérique et l’ordinateur permettent-ils une instantanéité de production et, par suite, offrent-ils aussi une tentation du feeling de l’instant. Cela vous a arrêté et a retenu votre attention. Non pas, comme je le fais, pour s’interroger sur le produit (l’image photographique comme instantané), mais bien plutôt à propos des choses qui restent à dire « sur la façon dont le producteur est déterminé par cette instantanéité dans son activité ‘visionnaire’ ». Eh bien ! J’aimerais recevoir de vous des éclaircissements sur ce point — éclaircissements, dont je suppute qu’ils seront fondés sur votre pratique personnelle.
En second lieu, le même pli dont je parlais il y a un instant me pousse à examiner le mot « feeling », importé de l’anglais. Comment traduirions-nous ? Feeling = sentiment, état de réaction sensorielle et sensible, impression vive et forte, et qui s’impose ? L’accent est mis sur le caractère affectif fort. Pour un Français « sentir » se prête à une analyse, n’exclut pas une distance entre soi et soi ainsi qu’une connotation intellectuelle ; pour un Anglais « to feel » renvoie à une impression sensorielle ou à un affect qui déclenche et engendre d’autres impressions. Pour un Français « sentir » doit pouvoir s’accompagner d’idées claires ; pour un Anglais « to feel » enveloppe de l’obscur et du confus, et sans que cela le gêne, s’il en éprouve la violence et la dynamique. Êtes-vous donc d’accord en gros avec ces distinguos ?

PATRICK : Comme je vous l’avais indiqué, j’ai utilisé ce mot, « feeling », parce que c’est par lui que j’avais été interpellé par mon ami, au sujet de ce triptyque : « Est-ce […] juste un feeling d’un jour ? ». Mais il est vrai que feeling n’est pas un mot que j’utilise spontanément – sinon pour faire ‘couleur locale’ dans le cours d’une conversation…
Si je ne l’utilise pas volontiers, c’est tout simplement parce que je ne suis pas sûr de ce qu’il peut signifier. Trouver le mot propre dans notre langue est déjà assez difficile. Alors, en le cherchant dans une langue étrangère… c’est mission impossible. Même aussi acclimaté que « feeling »… et peut-être plus encore parce qu’acclimaté !
Ce mot renvoie (pour un Anglais) « à de l’obscur et à du confus ». Mais peut-être que, pour un Français, c’est son sens qui peut rester obscur et confus – ce qui serait aussi bien pratique ? Dans quelle circonstance est-ce que je peux, moi, accepter de l’utiliser ? Il est vrai qu’il y avait là (dans la production de ce triptyque-là) une expérience particulière, qui doit trouver sa juste expression…
J’adhère à ce que vous dites du « sentir » pour un Français, en ce qu’il peut être suivi par une réflexion, un retour, une analyse, susceptibles d’être formulés clairement. Pourrait-on dire que celui qui éprouve le « sentir » français tient à la ligne du temps, du moins potentiellement, alors que, s’agissant du « to feel » anglais, il ne s’agit essentiellement que d’une expérience ponctuelle, quelque soit la durée de la sensation qu’elle provoque, et qu’il n’y a en elle que de l’instant ?
On pourrait aussi préciser (s’il est possible de préciser du confus !) le champ d’action de cet « obscur et de ce confus » impliqué par l’épreuve du « feeling ». Dans cette direction, je trouve remarquable, et elle emporte mon adhésion, votre indication : pour un Anglais, l’obscur et le confus qu’enveloppe « to feel » ne le gênent pas « s’il en éprouve la violence et la dynamique ». Ce serait là le point déterminant du distinguo : entre un « sentir » qui porte à la réflexion, et un « to feel » qui engage à agir ? Alors, je crois pouvoir (pour mon propre usage et peut-être abusivement) traduire l’expression « feeling d’un instant » par : intuition fulgurante. En un éclair, quelque chose qui n’existe pas encore apparaît, mais comme déjà réalisé – évident. Il s’agit donc, toutes affaires cessantes, de tout mettre en œuvre pour actualiser l’apparition. Tout questionnement sur un « pourquoi » est d’avance anéanti (provisoirement), pour faire place à la priorité exclusive du « comment ».
C’est du violent – et c’est dynamisant.

FRANCIS : Et, pour faire un pas de plus, dans votre intérêt porté au feeling de l’instant, ne vous situez-vous pas entre ces deux façons de sentir, oscillant entre l’anglaise et la française, puisque vous ajoutez qu’une composition d’œuvres en triptyque, dont la nécessité s’est fait sentir dans l’instant avec beaucoup de feeling, ne devrait cependant pas exclure la possibilité d’un sens ?

PATRICK : J’ai commencé par mettre de côté cet aspect de la question << Est-ce qu’il y a un sens qui m’échappe, ou juste un feeling d’un jour ? >>. Question qui semble poser, par principe, l’incompatibilité de ces deux motifs : feeling et sens.
Une composition élaborée et produite instantanément, sous la pression d’un feeling d’un jour, est-elle du même coup privée de sens ? Doit-elle ne pas porter d’autre marque que celle de ce sentiment instantané ? C’est une autre question – qu’il peut être temps d’aborder.
Ma réponse est (sans discuter de sa valeur, de sa pertinence, de son intérêt) qu’une œuvre élaborée et produite à la suite d’une intuition fulgurante ne peut pas ne pas avoir de sens. C’est que je sens toujours une intuition comme une méditation accélérée. Mais cette façon de voir les choses n’est justement qu’une intuition, bien sûr, que je ne peux défendre rationnellement. Je peux juste essayer de l’exposer.
D’une certaine façon, parler comme je l’ai fait d’intuition fulgurante peut sembler une redondance : l’intuition semblant instantanée par nature. Mais ce que je cherche par l’emploi de ce « fulgurant » n’est pas caractériser l’action (d’une rapidité inhumaine), mais son effet : l’intuition foudroie, non pas pour carboniser, mais pour « électriser », pour dynamiser.
Donc : une intuition est une méditation accélérée – si rapide que ses opérations en deviennent invisibles. Mais il faut bien quelles se soient déroulées… quelque part. De même qu’une addition faite avec l’ordinateur est la même opération que celle faite avec un boulier, mais plus rapidement ! Je plaisante un peu… C’est bien sûr plus complexe : sans doute faut-il faire la part de l’inconscient (quelque soit le sens que l’on donne à cette notion). Des opérations se font, souterrainement, hors de notre vue, traitant des masses d’informations (de toutes sortes) reposant dans notre mémoire, mais que nous avons « oubliées »… Etc.
Et, imprévisiblement activé, en un instant, à la vitesse de l’éclair, par un événement – intellectuel, ou sentimental, ou sensuel – que l’on pourrait croire quelconque, mais qui n’était sans doute que le dernier élément manquant à l’achèvement d’un édifice en construction depuis longtemps, celui-ci apparaît d’un coup, comme sorti de nulle part. Et sans doute, sur le coup, ses raisons peuvent sembler « obscures et confuses » encore. Mais il suffirait de bien chercher, pour trouver. Dans le cas particulier de ce triptyque-là, je me suis dit que je pourrais partir à leur recherche. Je pense même pouvoir les retrouver. Mais je ne suis pas sûr de le vouloir…

FRANCIS : Je crois comprendre plus ou moins vos raisons, en effet. Ce qui compte, c’est l’acte, l’invention, la trouvaille et, par suite aussi, la production d’un sens, l’institution de celui-ci. Or, de ce point de vue la ‘méditation accélérée’, dont vous parlez, est en phase, vous l’avez souligné, avec la rapidité d’exécution de la photographie. Mais, dans le processus d’ensemble, qu’en est-il de l’événement activateur ou déclencheur ? S’inscrit-il comme ‘dernier élément manquant’ ? Belle interprétation, en effet. Permettez-moi cependant, pour les besoins d’un ‘dialogue’, de la placer en concurrence avec une autre. A vrai dire, lorsqu’on y songe, la concurrence est faible dans ce domaine où nous tentons d’approcher de la genèse du sens, c’est-à-dire tout aussi bien de celle de l’évidence qui s’impose tout à coup, emplissant l’instant. Il en va de cette évidence comme de la pleine lune, avec sa face cachée. Alors, la part d’ombre et de profondeur, qui accompagne ce qui brille, fulgure, aveugle, est-elle mémoire ramassée ? Est-elle dimension de profondeur de l’être de l’étant, comme pourrait dire Heidegger ? Tout cela paraît bien proche et nous n’en finissons pas de creuser les strates enfouies sous ce petit mot :‘voir’. Car, dans le domaine d’un feeling qui préside à une image instantanée du monde, nous pourrons avoir affaire à la rencontre émotive de l’éphémère comme tel, de ce qui n’apparaît que pour disparaître aussitôt. La photographie, bien sûr, peut saisir cela, le saisir et le donner à voir dans la vibration affective qui l’accompagne. Et sans doute aussi en l’accompagnant de sa possible profondeur : tout un trait de civilisation transparaît, par exemple, dans le cliché d’une vieille femme ratatinée, son panier d’osier sous le bras, qui salue obséquieusement le curé de sa paroisse, tandis que défilent quelques nuages dans le ciel et qu’un petit chien pisse au coin d’une rue. Y compris le feeling de sympathie qu’elle porte avec elle, la photo montre du doigt. Le temps de pointer l’index et ce qui est à voir se trouve ‘immortalisé’, voire élevé à l’universel, comme si la simple fixation instantanée libérait la richesse de sens du sensible. « Ainsi vois-je en toute chose sa parure éternelle », chantait déjà Lyncée, le guetteur.

PATRICK : J’ai sans doute vu cette photo que vous évoquez… Cartier-Bresson ? Je l’ai sans doute déjà vu, mais, là, je ne vois pas. Peu importe : j’en imagine assez grâce à votre suggestive description. Oui, je crois que la photographie peut avoir en propre ce pouvoir (ce destin ?) d’assembler l’éphémère (à chaque fois rien qu’une trace d’une infime parcelle du devenir) à toutes les dimensions de l’existence ; toutes ses perspectives ; toutes ses profondeurs. Peut-être la photographie est-elle particulièrement apte à capter les « intuitions fulgurantes » ? Qui sont telles parce que ce qu’elles découvrent est par nature complexe, multiple, composite, mais visible seulement en un instant : « Le temps de pointer l’index… »

FRANCIS : J’espère bien avoir l’occasion de revenir sur ce que vous venez de dire. Notre dialogue suit des méandres. Pour l’instant cependant, mon intention demeure de serrer de plus près votre démarche, c’est-à-dire, je le comprends bien, l’une de vos démarches possibles envers l’image non-picturale. La photographie et l’ordinateur vous offrent la tentation de l’immédiat dans l’art. C’est ce que je retiens lorsque vous dites : « la fabrication de l’objet n’est l’affaire que de quelques ‘clics’. En d’autres termes, une composition de ce type peut s’élaborer et se réaliser quasi instantanément ». Cela fait écho, permettez-moi de le rappeler, à l’un de vos propos antérieurs où vous faisiez l’éloge de l’image numérique d’ordinateur : « toute résistance matérielle de l’objet semble effacée ; entre ma volonté dans sa première manifestation mentale et cet objet extérieur qu’est toujours aussi une image, la distance semble abolie ; il nous semble qu’une image ‘devant nous’ peut être la projection immédiate de ce que nous avons ‘dans la tête’ ».

PATRICK : Vous pouvez vous le permettre : je m’en souviens très bien.

FRANCIS : On pourrait parler, par ironie légère, de la tentation cachée, chez l’artiste plasticien, de se hausser sur le trône de Jupiter. Car, pourquoi cette tentation qui paraît donner libre cours à l’impatience et congédier la patience de l’artisan ou du peintre artisan ? Est-ce l’orgueil du créateur ou bien le défi extrême de celui qui a derrière lui l’expérience prolongée de la création ? Ne faudrait-il pas prendre note, à cet endroit, de l’aboutissement idéal et obligé de toute forme d’imagination inventive, à savoir : l’imagination comme fulguration ou comme préservation de l’état naissant ? Comment ne pas désirer agir sous le coup et dans le courant de l’inspiration, de l’aperçu révélateur, du coup qui frappe le cœur ? Et, par-dessus tout sans doute, concrétiser, produire l’objet, réaliser. Je vous cite encore : « On pourrait aussi bien dire qu’avec l’image numérique nous sommes dans la plus intense réalité possible. Ou que, produite avec les moyens du numérique, l’image est dans la matérialité la plus proche : incorporée ». Image incorporée, chose et esprit, cosa mentale, sensible transfiguré.

PATRICK : Oui. Cela me fait revenir à cette non-résistance matérielle, dans la pratique de la photographie numérique. (Cependant, c’est une sensation que pouvait bien éprouver déjà un contemporain de Delacroix, même à prendre possession des lourdes machines dans le studio de Nadar.)  Cette non-résistance, quoique très « jouissive » à la première approche, je l’ai assez vite ressentie aussi comme un danger, ou un risque. Une « question », pour le moins, et pour laquelle je n’ai envisagé un début de réponse que depuis peu, au début de l’été, du moins dans un de ses aspects, quantitatifs. Je veux parler de cette possibilité de « tirer » mille photos, en se disant : Bof, dans le tas, j’en trouverais bien une à recadrer pour en faire quelque chose de potable.  Eh bien, non. Je m’astreins de plus en plus à faire « comme si » je n’en avais pas tant dans ma besace numérique. Je veux maintenant essayer de cadrer du premier coup, à la prise de vue, l’image à garder. Mais peut-être est-ce une attitude plus morale qu’artistique…

FRANCIS : En disant cela, je sens bien que vous n’iriez pas trop loin dans cette séparation de l’art et de l’éthique. Est-ce que je me trompe ? Un artiste en tant que tel doit-il s’interdire de se dire : ‘je dois’ ou ‘je ne dois pas’ ? Où pourrait se situer le vice, le côté pernicieux, du mitraillage ? Dans un flirt envers le ‘pourquoi pas’, le ‘tout est égal et tout se vaut’, — flirt qui, en se prolongeant, en devenant une coutume, pervertirait en l’affadissant le goût de l’artiste, son orientation envers son art ? A-t-on donc le droit de parler d’une droiture, d’une honnêteté dans l’art ? Qu’est-ce qu’un artiste honnête ? Est-ce un artiste fidèle à lui-même, à l’ingenium qui est le sien, auquel il croit et parce qu’il y croit ? Ce sont bien là des questions peut-être un peu trop vastes par rapport à notre propos. Mais je remarque qu’on peut les nouer à nos réflexions de tout à l’heure. L’artiste honnête, c’est l’artiste qui obéit à ce qui s’impose impérieusement à lui. C’est à cela que s’adresse sa fidélité. Et je crois qu’on peut comprendre en effet que l’artiste se fasse de cette obéissance et de cette fidélité une règle, jusqu’à ne se permettre qu’une fréquentation très contrôlée et très limitée des roulettes du hasard. Alors, sur ce point, on doit pouvoir convenir de parler d’une forme d’éthique dans l’art, propre à lui et qu’il est possible de justifier à partir de raisons solides. En tout cas, pour ma part, j’ai toujours eu en vue les rapports de l’art avec une éthique bien comprise. Cela peut-être sous l’influence de René Char.

PATRICK :  Tout à l’heure, dans le moment même où je parlais d’adopter (« peut-être ») une attitude « plus morale qu’artistique »,  je me disais bien que je mettais le doigt, et le bout du nez, dans une souricière, dont les mâchoires pourraient bien se refermer, et méchamment, sur mes extrémités et appendice si aventureusement avancés. En fait, il y a quelques jours, j’ai eu un échange avec une très jeune femme qui débute dans la pratique de la photographie « sérieuse ». Alors que je venais de lui vanter tous les avantages du traitement « à l’ordinateur » du résultat de ses prises de vue, elle se montrait réticente. Pourquoi ? Parce qu’elle aurait l’impression de « tricher ». Ma réponse ? A peu près exactement la votre, sinon dans la lettre, du moins dans l’esprit : à l’artiste, tous les moyens sont bons – tant qu’il s’agit pour lui « d’obéir à ce qui s’impose impérieusement à lui ». (Pas d’art sans artifice, etc.) Vais-je sombrer dans l’incohérence, à défendre ainsi un parti et son opposé ?
Je voulais, pour retirer ici (sans trop de dommage) et mon doigt et mon bout du nez de cette souricière, me permettre cette pirouette : tous les moyens sont licites, mais tous les moyens ne sont pas bons. (C’est ici, en particulier, cette intuition que, même si j’ai tous les droits de mitrailler, cette façon d’opérer abîme mon regard…)
Mais, sans doute, les dimensions de cette question de l’artiste honnête, d’une éthique de l’artistique, font qu’elle déborde largement les limites que nous essayons de donner à notre entretien… Elle se pose bien avant, bien à côté, bien au-delà de la pratique de la photographie. Même si cette pratique-là, compte tenu de la place qu’y prend la « technologie », peut particulièrement aiguiser cette question-ci, je ne veux pas aller trop loin… Non, je ne vais pas aller plus loin, dans cette distinction de l’art et de l’éthique. 


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