samedi 30 août 2014

ENVOL

ENVOL ?


(lundi 24 février 2014)

Au ciel, un bleu quasi pur, ce lundi matin – 
et c’est l’envie d’aller braconner ce qui pourrait l’être, au passage.
Pas de gibier, ce matin, à surprendre courant au sol sur le trottoir…, 
et si peu grimpant sur les murs devant lesquels je passe…
Mais, là, qui s’envole sur cette façade !
Il suffit que le passant parfois lève la tête, à peine, 
et s’étonne.
*
[Une image fixe, dira-t-on. Fixe ? Vraiment ? 
Pour y retenir du mouvement, faut-il toujours que quelque chose ou quelqu'un ait « bougé », tremblé, gigoté, fusé là devant l’objectif ? 
Faut-il toujours que ce soit dans les seules trois dimensions, de l’espace traversé par le passant, que ceci ou cela s’élance et retombe, se serre ou se détende, s’ébranle – ou s’arrête ?
Mais, si quelque chose « passe » dans l’image, ce n’est pas tant parce que s’y trouve capté un déplacement – au hasard, plus ou moins, du mouvement en cours de quelque chose, ou de quelqu’un.
Alors, le mouvement dans l’image, je le trouve où ?
Dans la tête.

La photographie comme la peinture (mais, bien entendu, d’une autre façon) est cosa mentale, et son « mouvement » propre n’est que celui que des opérations (spontanées ou délibérées) qui visent à comprendre (à d’abord bien distinguer, pour les mieux assembler ensuite) les différentes « parties » de l’image – celles qui sont évidentes, comme celles, invisibles, que ne sont révélées que par le sentiment, ou la raison.]

PASSAGER

PASSAGER…

... (passagère est la fascination du passager)


*
C’est un de ces lieux qui semblent n’être faits que de « passages ». 
Cependant chacune des étapes possibles, de chacun de ces passages, présente un aspect combiné à seule fin que le passant cesse, un moment, de passer, et s’y arrête un temps suffisant pour avoir l’envie d’y consommer, peu importe quoi. 
(Ainsi doivent l’avoir espéré les combinateurs de la chose.)
Mais, dans ce lieu-là, par ailleurs saturé de ces sortes de passages destinés uniquement à y retenir le passant, les circonstances d’un chantier en cours ont rendu nécessaire d’en aménager un qui, lui, ne serait fait que pour qu'on y passe – d’un côté à l’autre, sans s’arrêter.
Comme un pont ? Oui, mais aveugle, ne s’ouvrant sur aucun ciel qui provoque chez le passant l’envie de lever la tête, sur aucun paysage à contempler en tournant le regard à droite ou à gauche... (Ni lac ni rivière, ni plan d’eau, vive ou morte, ni plaine, ni vallée ouvertes jusqu’aux lointains, ni profondeurs obscures d’une gorge aux flancs escarpés…)
Alors, plutôt comme un tunnel, en fait : ne donnant sur aucune autre vue que celle du point où aller, et ne donnant pas même envie de se retourner pour revoir le point d’où l’on est venu. (Un passage à l’état pur, pour ainsi dire.)
Mais sans doute fallait-il encore que, pour tel ou tel passant de ce côté-ci, « l’autre côté » ne semble jamais être moins attractif, et que l’aspect du passage ne rebute pas l’envie de s’y engager ? Et ce serait pourquoi les combinateurs du lieu ont eu l’idée d’y disposer ce spectacle lumineux qui, pour le spectateur complaisant, pourra paraître incessamment recommencé, comme celui des vagues ou des nuages – chatoyant comme un ciel, scintillant comme une mer… (Etc.)
C’est l’insignifiance parvenue à un haut degré de perfection, mais cela peut devenir aussi fascinant qu’il est possible, si l’on veut.

(lundi 3 mars 2014)



mardi 26 août 2014

VOUS ETES ICI


ICI…
(le lundi 10 mars 2014)




VOUS ETES ICI
...
VOUS, ETES et ICI, ces trois mots composent la phrase inscrite ici, sur un trottoir de la rue de Ménilmontant.
Inscription peu décorative, contrairement à beaucoup d’autres par ici visibles dans les rues ; son intérêt graphique pourrait ne tenir qu’aux éclaboussures alentour, débordant généreusement du cadre du pochoir qui a servi au traçage des lettres majuscules – et à la géométrie de ce cadre, aussi incertaine, ou intuitive, que celle des lettres…

… Mais trois mots suffisants pour, articulés comme ils le sont, composer une phrase parfaite, si l’on veut : j’entends une phrase à laquelle on ne peut rien retirer et à laquelle il n’y a rien à ajouter – si, de ce que l’on veut lui faire dire, elle doit tout dire, et rien d’autre.
Seulement trois mots, mais qui sont chacun comme une ouverture vers une question primordiale, n’est-ce pas ? 

« Vous êtes ici »…
Vous ? qui ? moi ? ou toi ?
(Ce pourrait être la question de l’identité : à qui parle-t-on, ici – et, d’ailleurs, qui parle ?)

« Vous êtes ».
Alors, la question de l’être ? Mais, dans la seule lumière de la situation spatiale : vous êtes ici. (Qu’aucune coordonnée de cet ici-là ne soit spécifiée par la déclaration ici inscrite, cela semble vous suggérer que vous pourriez être toujours également « ici », partout ailleurs.)  
Alors, la question de l’immanence ? Si vous êtes, ce ne peut être (!) qu’ici. Si vous devez être authentiquement, ce n’est qu’ici ? Vous pourriez être, même sans ne jamais savoir quoi : vous (c’est-à-dire vous et moi), vous n’êtes pas et vous ne serez jamais quelque chose, et moins encore quelqu’un, de défini, sinon par votre situation ici – et maintenant.

Parce que, bien entendu, pas d’espace hors du temps. Je suis ici maintenant, mais je pourrais aussi bien être ailleurs, incessamment. Et, d’ailleurs, avant, j’en venais, et j’y retourne (ailleurs), pour y être – dans quelque temps…
(Et, d'ailleurs, c'est ainsi entendu au pied de la lettre, c'est-à-dire ici et maintenant, que ce « Vous êtes ici » est un modèle d'énoncé vrai, incontestable.) 

Donc, je suis ici, me dit-on.
Je peux ne pas savoir ce que je suis, ici. Ni pourquoi j’y suis ?
Mais peut-être n'y suis-je que pour ça : pour y passer, pour y remarquer cette inscription sur le sol, pour en prendre une image, et, peut-être, pour en comprendre le sens ?



lundi 25 août 2014

DOUBLE SENS







Cette feuille, tombée de cet arbre à cet instant, est.

Elle est – quelque chose, sans doute. 
Alors, de même que toute autre chose qui est, elle peut être importante ici, et ailleurs insignifiante, être sans commune mesure, par sa nature et ses qualités, avec beaucoup d’autres choses, et identique, plus ou moins, par sa nature et ses qualités, à certaines autres.
Etc.

En ce sens, elle est relativement
– comme peuvent l’être, les unes aux autres,
toutes les choses de ce monde.

Mais aussi, en un autre sens, à ce moment-là,
cette feuille-là est –  absolument.
(Sans qualités, indifférente à sa nature, elle est,
ni plus ni moins que toute chose qui est.)

25/08/2014 18:08



dimanche 17 août 2014

NICOLAS HERMANN


NICOLAS HERMANN

Nicolas Hermann est photographe.
Voilà une proposition simple, qui se réfère à une pratique dont les conditions semblent universellement évidentes : qui n’en « fait » pas, aujourd’hui, de la photographie ?
Mais la soi-disant évidence universelle de la pratique nous empêche sans doute, parfois, de voir, en vérité, les images ainsi produites ?

Une photographie, voilà bien un objet qui semble parfaitement ordinaire.
Cependant les photographies exposées par Nicolas Hermann m’apparaissent extraordinaires : elles sortent de l’ordinaire – à proprement parler. (Alors, puisqu’il s’agit d’en parler, autant que ce soit proprement…)
*
Photographier, dans son premier temps, cela revient à fixer un reflet de la réalité que n’importe quel œil humain est, en principe, physiologiquement capable de capter.
Ensuite, dans un second temps, ce reflet peut être déformé et réformé (plus ou moins) par un traitement.
D’abord : où placer, orienter, et régler mon œil (l’objectif) au moment de fixer tel reflet ? Ensuite : comment traiter (recadrer, saturer, contraster, etc.) le produit de cette fixation ?
Tout cela connu, et seulement rappelé ici en vue de la question ultime (ou première) : par où est-il possible de sortir, ici, de l’ordinaire ?

Certains cherchent la sortie en fixant des spectacles (événements, paysages, personnages, etc.) qui leur semble intéressants, beaux… extraordinairement.
L’intérêt (ou la beauté) de l’image est alors celle que l’on attribue à l’événement lui-même, au paysage, au personnage, etc.

D’autres prennent une autre direction : ce sont devant des événements, paysages ou personnages des plus ordinaires, parfois tout à fait quelconques, qu’ils sont restés en arrêt…
Alors, en présence de cette réalité extérieure au premier abord la plus commune (anodine, banale), c’est méditant, ou bien saisi d’une intuition fulgurante, qu’ils « trouvent la sortie » : alors capables d’y voir, non pas une réalité cachée (non, elle est  ! et au vu et au su de tout un chacun qui passe), mais la possibilité d’une image (reflet traité) qui soit une vision – et qui puisse provoquer une vision chez celui qui la regarde.

*
Je dois dire : Nicolas Hermann fait des photographies, mais, « photographe », ce n’est pas cela qu’il est. Mais, s’il le fallait vraiment, dire ce qu’il est ? En un mot?

Je dois dire : Nicolas Hermann est un visionnaire.

jeudi 14 août 2014

PASSE-QUICHE




PASSE-QUICHE

(
une ébriété littéraire – passagère)

 ...
                                                                      
– Ils sont passés par ici. Ils repasseront par là.

– Qui ? C’est qui ?

– C’est Pik…

– … et Pok !

– Oui mon kiki, Pik pas sans son Pok, pour sûr, l’un ne s’en va tant guère sans l’autre. Sinon, pour eux, ce serait à coup sûr tomber de Caraïbe en Si-La-Sol – et même sans cœur ni trompette.

– Alors, comment qui zivon ? Pik et Pok s’en vont en bateau qui va sur l’eau ?

– Oh… Pik, c’est toujours comme son dabe, dans ses beaux sabots en bois tout bio, et sans jamais gauchir : pique et repique, à tous vents, et qui bourre droit devant, mais sans le rat au tamtam.

– Et Pok, que les circonstances ont beaucoup atténué, je crois, quand il s’est trouvé estourbi sous le coup de l’insu ?

– Oh… Pok… Oui, estourbi était-il, atrocement, faut-il le rappeler. Mais après qu’il a fait volte dos, on l’a vu, fumeux, fendre les brumes à toute cambrure, narines à terre.

– Et maintenant, à sept heures ?

– Pik est là qui s’enfiche une quinte de pierre Cédufeu, mais pas diminuée la quinte ! Juste une quinte, donc, jusqu’à la dernière goutte derrière la collerette, cependant que Pok met quasi tous ses sous dans la machine à sons, attendant que le rutilant, le rugissant engin lui distille les plus belles acrobalises de la Castrafeudedieu, la seule qui lui enchante la flûte.


– Hum, œumme… dis-je… Je le vois aussi, Pok, avec quelques pennys lui restant, qui amuse du Fine Gaine Wouiski…

mardi 12 août 2014

UN REGARD







- - -
Par la grâce de la lumière, du soleil, qui l’éclaire à ce moment où il pose, ce chat ne retient d’abord l’attention qu’un instant, mais suffisant pour me donner envie de m’y arrêter un plus long temps : sa situation, son allure, son regard.
Son regard ? … Vraiment ?
Mais, pourquoi serait-il problématique de parler ici d’un « regard » ? Est-ce parce que je crois que ce chat me regarde, moi, comme je le regarde, lui ? (Et que je le regarde – comme une personne !)
(Un chat, une personne ? Et non pas un simple échantillon – interchangeable – de son espèce ? Mais, est-ce plus étonnant que de considérer, dans certaines conditions, un rassemblement de nos congénères pas autrement qu’un troupeau ?)
J’apprécie la présence des chats, mais je n’ai encore jamais pensé possible un échange de regards avec l’un d’eux. Si, d’être à être, un passage avec l’un d’eux semble parfois s’ouvrir, c’est plutôt par le moyen du toucher… Et croiser le regard d’un chat, c’est comme faire face à un mur aveugle : aucun accès possible à la moindre « intériorité ».
Mais, à ce moment-là et à cet endroit-là, ce chat-là va se trouver distingué sans avoir rien fait d’autre que – me regarder ?
Délire anthropomorphisant ? Sans doute. Cependant, je continue.
*
Mais, ce chat, à chaque fois que je pointe l’objectif vers lui, ferme les yeux ! Et, à répéter l’expérience, oui : il semble évident qu’il ne ferme les yeux qu’aux moments où son « regard » est visé… (Un ami, à qui je vais plus tard relater la scène, m’apprendra qu’un animal qui ferme ainsi les yeux signifie sa confiance en celui qui s’approche de lui. Quoiqu’il en soit, pour capturer son regard – en capter l’image, veux-je dire –, il faut feinter…)
Il me cache son regard quand je fais mine d’appuyer sur l’obturateur ? Soit. Mais, si je reste assez longtemps en attente, le doigt sur la gâchette, il doit bien y avoir un moment où il va les rouvrir, ses yeux – pour s’assurer que l’objectif s’est détourné de lui ? (Labeur digne d’un quelconque paparazzi…)
Et, donc … il ouvre les yeux – et, « c’est dans la boite ».
*

Dans l’image, entre une idée de jungle à l’arrière-plan et, devant, comme un signe de la barrière – franchissable ? – qui sépare les animaux (humains, et non-humains) : ce regard… pas de n’importe qui – mais, d’un samouraï ! Même si un peu dépenaillé (une oreille défaite et le poil tout ébouriffé), pourtant prêt à bientôt retourner s’étriper…

(lundi 24 mars 2014)

lundi 11 août 2014

METAMORPHOSE


METAMORPHOSE




Le passage ayant été compris comme déplacement – d’un point à un autre, de quelqu’un, ou de quelque chose, par quelqu’un ou quelque chose –, on me dit qu’il peut être compris en un autre sens, celui de transformation : passage d’une forme, ou d’un état, à l’autre.
Mais cela revient encore à un déplacement, celui d’un ou plusieurs des éléments de l’objet de la transformation. (Tel élément, qui était ici, est maintenant placé là, ou ailleurs, et celui qui était là est déplacé jusqu’ici, ou ailleurs, et cela, qui a été rapporté d’ailleurs, a pris la place de ceci, qui a été laissé ailleurs, etc.)
Ainsi est opéré toute métamorphose, uniquement par l’effet de déplacements, de passages, et sans besoin d’aucune création à partir de rien.

Et si je dis : J’ai passé un moment (comme ci ou comme ça) ?
Bien entendu, si je l’ai passé, ce moment-là, ce n’est pas en l’ayant, lui, déplacé d’un point à un autre de la succession des moments, non plus qu’en ayant changé sa forme ! Ce n’est pas ce moment qui est l’objet du passage (du déplacement, de la métamorphose), mais moi-même, qui l’a traversé ; c’est moi qui me suis déplacé du point D de son début au point F de sa fin.
On doit dire que l’on a passé un moment comme on dit que… l’on aura passé la porte, ou bien comme on chante qu’il suffit de passer le pont...

Quand bien même on persiste à dire (par commodité métaphysique ou linguistique) qu’il passe, en sous entendant ainsi qu’il a un commencement et une fin, le temps, ni long ni court, ni vite ni lentement ne se transforme, ni ne se déplace.
Et quand bien même on voudra lui voir un commencement et une fin, on le trouvera, en tous points de son prétendu passage de l’un à l’autre, égal, absolument.
Le temps ne passe pas.

Mais, les arbres poussent.

vendredi 1 août 2014

DISTORSION



http://nicolashermann.com/



Cher Nicolas,

J’ai éprouvé ce sentiment, à chaque fois déjà que j’ai vu de vos photos affichées comme elles peuvent l'être sur l’écran d’un ordinateur (présentées simultanément en regard l’une des autres)… le sentiment qu’elles "valent" non seulement chacune pour elle-même, comme il se doit, mais aussi par les liens que chacune tisse avec toutes les autres, par le réseau qu’elles toutes, prises ensemble, tissent entre elles.
Chacune, en donnant ainsi quelque chose aux autres, et recevant quelque chose des autres, s'éclaire singulièrement – même si ce « quelque chose » demeure, sinon tout à fait énigmatique, du moins assez voilé.

Oui, c'est assez mystérieux, souvent, la façon dont ça opère, ce tissage.

Pourtant chacune des images ainsi s’éclaire comme peut-être elle ne pourrait pas le faire si elle était considérée seule ? En tout cas, cet éclairage ne serait pas alors aussi… total ?  
(Je dis « clair », et pense « intelligible » ; mais comme il s’agirait cependant de l’intelligence d’une forme sensible, évoquer la « clarté » convient, je crois.)

Et cette série, que vous intitulez "distortion"  –  http://nicolashermann.com/    – 
… sans doute parce que série il y a, de façon évidente, ici – elle provoque ce  sentiment de façon particulièrement intense…

C'est comme si on percevait qu'un même courant (électrique ?), ou un même flux (sanguin ?), les parcourait tous, ces quinze clichés.
Cette intuition d'un ensemble, d'un tout unifié, à considérer ses différents éléments, aussi disparates soient-ils à "première vue", on peut l'avoir devant toute œuvre d'importance. En fait, on ne peut l'avoir que là, devant une œuvre qui importe !

*

Il est aussi remarquable que vos images ne soient jamais légendées.
(C’est pourquoi – délibérément –  ce n’est aucun des clichés de la suite en question qui illustre cette page.) 
Sans légende, mais en rien « abstraites » !
Au contraire, on y retrouve toute l’épaisseur de l’existence humaine.
Transfigurée, oui, (et littéralement, comme seuls le permettent les artifices de la photographie), mais cependant, cette humanité (et des humains, et de leurs paysages propres), elle y est comme directement touchée : on la sent, et on la goûte, comme avec sa peau.
Des titres pour ces images ? Non. Je crois que ce serait… comme de se mettre des bouchons dans les oreilles pour écouter de la musique !

Et ces images signifient assez par elles-mêmes, telles qu'elles sont, à vue, que, si "histoire" il y a, elles suffiront pour la raconter, sans qu'il soit besoin d'y rajouter des mots.
Bien sûr, cela vaut pleinement de votre côté, pour vous qui donner à voir. Mais, bien sûr, il ne peut pas tout à fait en être de même du côté de celui qui regarde ! Celui-ci, qui regarde vos photos, quand il les voit – il est pris par l'émotion, et même plusieurs émotions, fortes... Alors, lui, il faut bien qu'il en parle... 
Mais, enfin, il faut qu’il se taise.

Bien cordialement,
Patrick

Ps : Je laisse découvrir cette série comme elle se présente dans son entier, à l’adresse http://nicolashermann.com/

HISTOIRE (ENTRE DEUX)






 HISTOIRE (ENTRE DEUX)

 « Hier, dans le village encore ensommeillé, aux dernières heures de la nuit, le père de famille est silencieusement descendu à sa cave, pour y prendre la hache dont il se servait pour fendre le bois. Sans faire plus de bruit, il est remonté à l’étage des chambres, pour y massacrer sa femme, ses deux enfants, de cinq et huit ans, et enfin une vieille tante, hébergée depuis plus d’un an, etc. »

Ça pouvait être ainsi annoncé par un titulaire de la rubrique des Faits divers d’humeur un peu romanesque… Et, selon les attentes présumées des lecteurs, et lectrices – et la quantité de mots préconisée par son directeur de la publication –, il pouvait ajouter plus ou moins d’appréciations, détaillées et superlatives, sur l’état dans lequel les victimes avaient été retrouvées. Mais, tout le « fond » de son article serait la personne du meurtrier, ou plus exactement le fait qu’il n’y avait aucun moyen d’accorder ce que l’on savait de la personne, et son geste.
Geste, « fou »,  dans tous les cas incompatible avec « ce que l’on savait de cet homme ». Cependant, dans les déclarations des uns et des autres, ce n’est pas le mot « incompatible » qui était utilisé, mais le mot « impossible ». Cependant, les uns comme les autres savaient qu’ils ne cherchaient ainsi qu’à échapper à la réalité – un moment encore, pour gagner du temps – le temps nécessaire pour « reprendre ses esprits », comme on dit, c’est-à-dire : pour accepter que cela l’était bel et bien, possible – justement, puisque cela avait eu lieu.
Quelques uns tentaient une dernière esquive en déclarant la chose « incroyable », et allaient répétant « C’est … incroyable ! » – tout en sachant que la croyance ne faisait rien à l’affaire.
Enfin, n’en pouvant plus de nier la réalité de l’évènement, tout le monde s’en tenait à la seule attitude convenable : l’incompréhension. 

Dans ma déambulation mentale, entre l’éveil et le lever, je n’arrivais pas à fixer si le meurtrier s’était donné la mort, ou bien si, depuis son arrestation faite sur les lieux du massacre (ou bien après qu’il se soit rendu ?), il était demeuré dans un état de prostration muette, ou une hébétude indifférente, obstinément…
Quoiqu’il en soit, l’enquête menée par la gendarmerie n’avait permis la découverte d’aucun document dans lequel le meurtrier aurait expliqué son geste. Par ailleurs, aucun témoignage sérieux n’avait été recueilli, qui en aurait éclairé, même faiblement, le sens. Personne ne disposait de la plus mince indication relative à une raison, proche ou même lointaine, de cet acte.  En un mot, personne ne savait rien.
Père aimant, époux attentionné, ami chaleureux, citoyen parfaitement intégré… Bref, une existence sans histoires.
Cet homme, et ces meurtres, ils n’avaient donc pas d’histoire ?

Admettre l’absence de raisons, n’était-ce pas plus insupportable encore que d’affronter la réalité du carnage lui-même ?
Quoiqu’on dise qu’un fou a ses raisons, même si elles ne sont qu’à lui, et qu’il ne peut pas les faire partager… tout de même ! Mais, ayant écrit « fou » sur l’étiquette, paraît-elle un peu trop mince ? On rajoute épithètes et adverbes, en veux-tu en voilà – terrifiant, terrible, atroce, etc., ce qui importe est de bien enfoncer le clou de l’insensé : « Cela n’a pas de sens ! » Les prudents ajouteront : « Cela n’a pas de sens commun… » (C’est impossible dans notre monde ; chez nous, ça n’arrive pas.) Ayant collé l’étiquette, croit-on avoir expédié le colis, évacué la chose même ? Personne n’est dupe.
A ce genre de « folie », je n’ai pas plus d’explications à proposer, pour ma part, que les spécialistes – diplômés, assermentés et expérimentés, ou autoproclamés.

Mais, à y penser… Mais, ce n’est peut-être pas quelque chose à propos de laquelle on peut penser ?
Alors – comme tout cela se passait pour moi au sortir du sommeil, donc dans la proximité des songes –, à y songer, cependant, à ces folies meurtrières (que rien ne peut annoncer, car rien ne peut jamais les expliquer), je me suis dit que l’on aurait tort d’y chercher une explication dans le moment de l’acte, dans ce moment-.  Dans ce moment-là, cet homme était le père de famille, sinon modèle, du moins sans problème : attentif à l’éducation de ses enfants, époux fidèle d’une femme fidèle… et par ailleurs sans problème financier, pas isolé dans sa communauté, etc. Etc. Alors quoi ? « Qu’est-ce qui lui est arrivé à ce moment-là ? Qu’est-ce qui lui a pris – à ce moment-là ? »
Alors, ce n’est rien qui soit arrivé ce matin-là !
C’était là… depuis longtemps, si longtemps. Depuis l’enfance ? Peut-être, mais il n’est pas nécessaire de remonter si avant dans l’existence : il suffit que cela ait été depuis assez longtemps.
Sans doute, soumis à la pression morale habituelle (et sans laquelle, d’ailleurs, aucune communauté humaine ne peut se constituer dans la durée), tout « ça » (le désir de détruire, c’est-à-dire le désir de mourir – mais pas seul !), tout ça avait été remisé, refoulé, derrière un mur, bien haut, bien clos – sans même une trace de porte.
C’est peut-être un mur au fond d’une cave, dans un fond si profond, si obscur, et auquel on ne rend plus visite depuis si longtemps que l’on a oublié son existence. C’est là, « ça », mais derrière un mur aveugle.
Mais, derrière, ça a poussé !

On ne sait pas avec quelle puissance ça a poussé, ni comment, et personne ne saura jamais comment – et, depuis combien de temps ? On ne sait pas. Comme depuis « toujours », sans doute, parce que personne n’était là pour tenir le compte des jours.
Alors, ce qui est arrivé ce matin-là, si quelque chose est « arrivé » ce matin-là, ce n’est pas quelque « folie » qui s’accomplit, ce n’est pas quelque chose qui se fait… mais, plutôt, que quelque chose se défait : ce mur… Le mur a cédé. D’un coup.
Quand ça rompt, c’est toujours d’un coup.
Bien sûr, le mur n’était pas demeuré intact, et l’œil d’un observateur averti et attentif y aurait peut-être discerné des fissures… mais, justement, au fin fond du fond de l’obscurité dans lequel ce mur avait été élevé, personne n’avait jamais été là pour l’observer.
Alors, comme ça déferle à la vitesse des images traversant le ciel de l’imagination – autant dire à la vitesse de la lumière –, le pauvre homme si brutalement submergé ne dispose même pas du temps nécessaire pour se dire qu’il faudrait tenter quelque chose, là-contre… Et il est tout emporté en un éclair. Foudroyé.

Le carnage ensuite peut durer le temps qu’il veut. Oui, maintenant, sans doute le carnage lui-même est-il ici le seul sujet possible d’une « volonté »… Aussi longtemps qu’il veut, donc. Aussi longtemps que brûle un incendie quand il a quelque chose à brûler… Ou plutôt (car il peut toujours se trouver des pompiers qui s’interposent), aussi longtemps qu’un raz-de-marée trouve quelque chose à submerger – car il est alors toujours trop tard pour dresser un barrage.
À ce moment-là, au moment d’être commis, aucune raison de ce geste ne peut apparaitre. Ce moment-là n’est que celui de l’effondrement du mur.

Question subsidiaire :
Certes, le mur s’est effondré d’un coup sans crier gare, mais tout de même : tous les éléments de la constitution de cet homme, et la façon même dont ils étaient liés, tout cela le situait à l’exact opposé du geste qu’il accomplit ici, alors, pourquoi cette parfaite absence de résistance à ce qui l’entraîne, l’emporte là ? Pourquoi cette sensation d’une « facilité », au moment du passage à l’acte ?
Parce que, justement, c’est facile !
C’est que tout semble facile à ce moment-là. Tout bascule en un seul instant sans effort –comme pour celui qui, cédant à son vertige, à sa fascination du vide, passe en un éclair de l’existence encore assurée à la mort imparable.
Voilà, c’est « facile », en ce sens que c’est une décision qui exclut le repentir, et que l’on n’aura pas à s’épuiser en remords et regrets : «  Ai-je bien fait de prendre cette direction ? Peut-être devrais-je revenir sur mes pas ? Et recommencer à avancer, mais dans cette autre direction possible ? Après tout, je n’y avais renoncé que provisoirement, en attendant – d’aller assez loin par ici, pour voir… »
Mais, que l’on se décide enfin pour la première direction essayée, ou que l’on revienne sur ses pas pour en tenter une seconde (ou encore une tierce), toute décision sera quand même, de toutes les façons, « difficile ». Une décision que je prends mais que je peux moi-même contester à chaque instant, il ne suffit pas, pour m’y tenir, de m’en remettre à des principes extérieurs, il faut aussi, par moi-même, que j’en entretienne les raisons.
Alors que sauter dans le vide, cela ne peut être qu’une fois pour toutes, et, en éteignant la vie, on éteint aussi tout effort.

L’homme aura donc « commis l’irrémédiable ». Oui, invité plus tard  dans l’une ou l’autre de ces évocations d’affaires criminelles, théâtralisées  mais routinières, c’est sûrement ainsi que le journaliste en parlera : « Pourquoi, comment cet homme en est-il venu à commettre l’irrémédiable ?  »
Mais comment s’étonner (sinon par convention) de ce que notre « fou à la hache » ait commis « l’irrémédiable » ? Pourquoi ?
Mais, pour ça, justement : parce que c’est irrémédiable !

*

[Comme toutes ces images – du carnage incompréhensible – me viennent entre le sommeil et la veille, quand je ne suis pas bien armé, ni même disposé, pour les contrôler, une autre image prend la suite, au souvenir d’une écoute du dernier mouvement de la dernière sonate pour piano de Beethoven… (Parce que ce n’est tout de même pas une « idée », je dis « image »…)

Je me souviens comment une certaine figure musicale enfante une autre figure musicale, différente, sinon dissemblable, et parfois même opposée, mais toujours avec un sentiment de parfaite nécessité…]